Conférence internationale sur le sida - La criminalisation du VIH
Le droit et la discrimination ont été au cœur de nombreuses manifestations dans le cadre de la Conférence internationale sur le sida: exclusions d’assurances, discriminations sur le lieu de travail, violations de la protection des données ou inégalités de traitement dans le contexte médical. Décryptage de la criminalisation du VIH.
Caroline Suter, Dr en droit
Criminaliser le VIH, c’est appliquer le droit pénal injustement aux personnes vivant avec le VIH à cause de leur infection. Il peut s’agir de lois pénales spécifiques au VIH ou de dispositions figurant dans un code pénal général. Des personnes vivant avec le VIH sont poursuivies pénalement parce qu’elles ont passé leur statut VIH sous silence, qu’elles ont prétendument exposé quelqu’un à un risque de VIH ou transmis le virus involontairement.
Un phénomène mondial
Selon l’ONUSIDA, 134 pays punissent la non-divulgation du statut VIH, l’exposition au VIH ou la transmission du virus. Le HIV Justice Network (www.hivjustice.net), une ONG communautaire qui gère une base de données mondiale avec les lois et jurisprudences relatives au VIH, a évoqué dans le cadre de la conférence l’évolution dans les différentes régions concernant la criminalisation du VIH.
Les Etats-Unis ont été le premier pays à introduire des lois pénales spécifiques au VIH à partir de 1987. Plus de la moitié des Etats ont toujours de telles lois à ce jour, dont certaines prévoient de longues peines d’emprisonnement. Kerry Thomas de l’Idaho, qui a animé un atelier en direct de la prison, en est un exemple frappant. Il a été condamné en 2009 à 30 ans de prison pour avoir eu par deux fois des relations sexuelles sans avoir informé son partenaire de son infection par le VIH. Le fait que Thomas ait utilisé des préservatifs et qu’il ait une charge virale indétectable, autrement dit qu’il n’y avait aucun risque d’infection pour le partenaire, n’a pas intéressé le tribunal.
Une trentaine d’Etats d’Afrique subsaharienne connaissent des lois qui criminalisent le VIH. Les femmes font plus souvent l’objet de plaintes pénales que les hommes, étant donné qu’elles sont, en règle générale, les premières dans le couple à apprendre leur statut sérologique en raison du dépistage du VIH en cours de grossesse. Dans certains cas, des femmes ont même été condamnées pour avoir exposé leur enfant à un risque d’infection potentiel en les allaitant. Mais il y a aussi des progrès réjouissants. Ainsi, la législation spécifique au VIH a été abrogée au Congo en 2018 et au Zimbabwe en 2022. Des efforts similaires sont déployés au Burkina Faso et au Kenya.
Après l’Afrique subsaharienne, l’Europe orientale et l’Asie centrale affichent le nombre le plus élevé (16) de législations pénales spécifiques au VIH. Le nombre de condamnations est extrêmement élevé en Russie et en Biélorussie. Tout acte par lequel une personne est exposée au risque présumé d’infection est punissable en Russie. La divulgation du statut VIH est obligatoire et la responsabilité pénale peut être engagée même en l’absence de diagnostic de VIH, par exemple lors de consommation de drogue par injection.
Au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, sept Etats ont une législation pénale spécifique au VIH. Au Yémen, une nouvelle loi est entrée en vigueur en 2021 qui non seulement sanctionne une transmission présumée du VIH dénuée de caractère intentionnel, mais impose également des dépistages obligatoires aux migrant∙e∙s et aux réfugié∙e∙s. Trois Etats ont appliqué par le passé des dispositions pénales générales, et parmi eux les Emirats arabes unis. Là, la population étrangère doit se soumettre une fois par année à un dépistage du VIH et les personnes dont le résultat est positif sont expulsées.
En Amérique latine et aux Caraïbes, 15 pays ont une législation pénale spécifique au VIH, dont le Salvador qui a introduit une telle loi en 2016. Le Chili et la Jamaïque vont également adopter des lois similaires. En Colombie, la Cour constitutionnelle a déclaré anticonstitutionnelle une loi pénale spécifique au VIH entrée en vigueur en 2019. Cinq Etats appliquent un code pénal général, et parmi eux le Mexique qui a enregistré le plus de condamnations.
Dans la région Asie-Pacifique, 11 pays ont des lois pénales spécifiques au VIH, dont le Pakistan, le Vietnam et le Népal, qui a légiféré en 2018. En Chine, les prescriptions nationales prévoient qu’une personne vivant avec le VIH doit informer ses partenaires sexuel∙le∙s potentiel∙le∙s de son statut VIH et prendre les mesures de précaution nécessaires pour prévenir une transmission du virus. Il n’est pas précisé en quoi consistent ces mesures. Onze Etats appliquent des lois générales en matière de criminalisation du VIH.
En Europe occidentale et centrale, seul un petit nombre de pays ont introduit des législations spécifiques au VIH. Le Danemark était l’un d’eux, mais il a aboli au bout de dix ans la loi entrée en vigueur en 2001. La Suède a supprimé en 2020 l’obligation légale de révéler le statut VIH. La Pologne va dans le sens opposé : sous couvert de prévention du COVID-19, le pays a modifié en 2020 les dispositions pénales spécifiques au VIH et relevé de trois à huit ans la peine d’emprisonnement maximale pour exposition au VIH. La Roumanie et la Lettonie connaissent elles aussi des lois pénales spécifiques au VIH.
21 pays d’Europe occidentale et centrale, dont la Suisse (voir ci-dessous), appliquent un code pénal général aux cas en lien avec le VIH. De nombreuses jurisprudences de ces mêmes pays reconnaissent l’impunité en cas de charge virale indétectable.
Le don de sang comme infraction
Sous le titre « Bad Blood», Edwin Bernard, fondateur et directeur du HIV Justice Network, a attiré l’attention sur un aspect particulier de la criminalisation du VIH, à savoir le don de sang. Au moins 23 pays connaissent des lois qui punissent le don de sang de la part de personnes vivant avec le VIH, et ce bien que l’interdiction de donner du sang s’appliquant aux HSH ait été levée dans de nombreux pays compte tenu des progrès scientifiques dans la détection du virus. Une étude menée en 2021 par HIV Justice Network a révélé qu’un grand nombre de poursuites pénales concernaient des personnes qui ne savaient pas qu’elles étaient positives au VIH. Les tribunaux ont argué qu’elles auraient pu savoir qu’elles l’étaient, par exemple à cause de leur homosexualité (plusieurs condamnations à Singapour). Or le risque de transmission lors d’un don de sang est de nos jours extrêmement faible vu les progrès réalisés au niveau des analyses de sang.
Des conséquences dévastatrices
La criminalisation du VIH viole les droits de l’homme, en particulier les droits à la santé, à la sphère privée et à l’égalité, et elle entrave fortement la prévention du VIH. A cela s’ajoute le fait que le compte rendu des médias pour ce genre de procès est souvent tendancieux et qu’il rabaisse les personnes vivant avec le VIH et les représente comme des criminels. Il en résulte à son tour un impact négatif sur la manière dont la société aborde le VIH puisque l’ignorance au sujet du virus et de ses voies de transmission persiste et de fausses informations stigmatisantes continuent à circuler.
Les poursuites pénales touchent par ailleurs de façon disproportionnée des êtres économiquement ou socialement vulnérables et augmentent le risque de violence à leur égard, en particulier à l’égard des femmes qui, en raison du dépistage prénatal du VIH, sont souvent les premières à recevoir un diagnostic de VIH au sein du couple. Svitlana Moroz, cofondatrice de l’Union of Women of Ukraine affected by HIV, a évoqué cet aspect dans son exposé intitulé « The experience of populations affected by unjust laws». Les lois et les autorités de poursuite pénale ne tiennent absolument pas compte du fait qu’il est souvent difficile pour les femmes, par peur de la violence, de négocier le sexe à moindre risque ou de révéler leur statut. D’après l’ONUSIDA, les femmes vivant avec le VIH ont un risque dix fois plus élevé que les femmes séronégatives de subir des violences et des abus.
La criminalisation a également un impact négatif sur la protection de la personnalité. Plusieurs Etats prévoient l’obligation d’informer les partenaires sexuel∙le∙s du statut VIH, même lors de l’utilisation d’un préservatif ou en présence d’une charge virale indétectable. Cette obligation fait qu’une multitude de personnes, avec qui il n’existe bien souvent aucun rapport de confiance particulier, accèdent à cette information sensible qui devient susceptible d’être transmise à des tiers, ce qui entraîne un risque de discrimination et de stigmatisation considérable.
Stratégies de lutte
Dans sa Stratégie mondiale de lutte contre le sida 2021–2026, l’ONUSIDA cite la criminalisation du VIH comme un obstacle à l’éradication du VIH d’ici 2030. De nouveaux objectifs ambitieux ont donc été fixés à l’échelle mondiale : d’ici 2025, moins de 10 pour cent des pays sanctionnent pénalement la non-divulgation, l’exposition au virus ou la transmission du VIH.
Le Global Network of People Living with HIV (GNP+) a lancé lors de la conférence la campagne « Not a Criminal». Celle-ci appelle les Etats à décriminaliser l’exposition au VIH, la transmission du VIH, la non-divulgation du statut, les rapports entre personnes du même sexe, le travail du sexe ainsi que l’utilisation et la possession de drogues pour l’usage personnel et à encourager la création d’institutions indépendantes pour la défense des droits de l’homme.
Le Canada, qui accueillait la conférence cette année, fait partie des pays occidentaux ayant le plus grand nombre de procédures pénales en lien avec le VIH. La loi exige qu’une personne positive au VIH informe systématiquement son ou sa partenaire de son statut avant les rapports sexuels, sauf si elle utilise un préservatif et qu’elle a une charge virale basse (inférieure à 1500). Si l’infection à VIH n’est pas divulguée, l’acte est considéré comme contrainte sexuelle grave, ce qui peut entraîner la réclusion à perpétuité et/ou la désignation à vie comme délinquant∙e sexuel∙le. La Coalition canadienne pour réformer la criminalisation du VIH (CCRCV)
a profité de la visibilité que lui donnait la conférence pour publier une Déclaration de consensus en vue d’une révision de la loi. Le gouvernement canadien est ainsi appelé à limiter la criminalisation du VIH aux très rares cas où la transmission est intentionnelle.
Et la Suisse ?
La Suisse faisait partie jusqu’il y a peu des pays ayant le plus de condamnations en lien avec la criminalisation du VIH. Depuis que les autorités de poursuite pénale et les tribunaux ont reconnu qu’une personne sous traitement ne transmet pas le virus (pour la première fois en 2009 à Genève) et que la loi sur les épidémies a été révisée en 2016, il n’y a pour ainsi dire plus de condamnations. Mais la criminalisation du VIH n’a pas pour autant entièrement disparu : une personne qui a une charge virale détectable et qui n’informe pas son ou sa partenaire sexuelle de son infection à VIH avant des rapports sans préservatif est punissable, même en l’absence de transmission du virus. A cet égard, le dol éventuel suffit, autrement dit l’acceptation du risque encouru.