Les patchworks du souvenir
Dans les années 1990 en Suisse, des bouts de tissu ont veillé à ce que les personnes décédées du sida restent dans les mémoires et gardent une visibilité. PWA (People with Aids) Suisse a diffusé en Suisse romande et en Suisse alémanique, puis au Tessin, le projet des panneaux du souvenir né à San Francisco.
Brigitta javurek
Lorsque les premières annonces au sujet des décès de jeunes hommes et d’une maladie inquiétante terrassant le système immunitaire ont fait le tour du monde dans les années 1980, personne n’était conscient que c’était là le début d’une pandémie dévastatrice. La science a rapidement découvert qu’il s’agissait d’une infection sexuellement transmissible incurable. En 1985, le VIH était identifié et le spectre du sida omniprésent. Le nombre des victimes grimpait en flèche de semaine en semaine, dans le monde entier. Alors que l’on pensait à tort, au début de la pandémie, que seuls les gays et les consommateurs de drogues contractaient la maladie, le virus a fait son entrée parmi la population générale. Femmes et enfants mourraient aussi du sida.
L’idée à la base du « NAMES Project » ou projet des noms a mûri à San Francisco, inspirée de la tradition des « quilts » américains. Les personnes décédées du sida ne devaient pas disparaître dans l’anonymat, mais rester dans les mémoires grâce à des panneaux en tissu conçus individuellement et cousus ensemble. Le projet a rapidement pris de l’ampleur, donnant vie à de magnifiques patchworks qui ont été largement exhibés.
L’organisation d’entraide PWA (People with Aids) Suisse a repris le projet et organisé des ateliers dans toute la Suisse. Susanna Lüthi, alors cheffe de projet, raconte : « Seules les dimensions du panneau étaient imposées, à savoir 180 par 90 centimètres, la taille d’une tombe. A part ça, les survivants pouvaient choisir librement quand et comment ils allaient concevoir le panneau. Tout le monde ne participait pas non plus aux ateliers : des panneaux nous étaient aussi régulièrement livrés. Il a fallu des années à certaines personnes en deuil pour aller au bout de leur tâche. Ce furent des moments d’émotion très forts et très beaux. »
Les quilts suisses ont eux aussi été exposés, toujours le 1er décembre, à l’occasion de la Journée mondiale de lutte contre le sida, mais également durant l’année dans des églises, dans des expositions ou sur des bâtiments. Avec eux, on se souvient de Claude-Eric, Eliam, Joli Monica, Roberto, Rita, Fredi, Marc, Jacqueline, Daniela, Remy, Charly, HJN, Oliver, Sylvano, Martine, Dänu, Mary Betty, Billy, Terseca, Giuseppe, André… et de tant d’autres. Tous restent à jamais dans les mémoires.
Témoins historiques d’une pandémie
Des patchworks commémoratifs sont conservés depuis cet été au Musée national Zurich où ils témoignent désormais d’une page marquante de l’histoire suisse. Joya Indermühle, curatrice de la section Textiles contemporains et mode, et Luca Tori, conservateur adjoint en chef et responsable du département Histoire culturelle, évoquent ces « quilts ».
Entretien: Brigitta javurek
Deux quilts des années 1980 et 1990 sont désormais conservés au Musée national. Ils rappellent des personnes décédées du sida. Pourquoi le Musée national s’intéresse-t-il à cet aspect de la culture de la mémoire ?
Le Musée national suisse collecte, conserve et expose des objets en lien avec l’histoire suisse de ses débuts à nos jours. Le VIH s’est propagé et a évolué en pandémie depuis les années 1980, coûtant la vie à près de 40 millions de personnes dans le monde. Les deux quilts sont des témoins de cette histoire qui a aussi marqué la Suisse.
Qu’est-ce qui a suscité cette donation ?
L’élément déclencheur a été l’exposition spéciale « Problem gelöst ? Geschichte(n) eines Virus » (« Problème résolu ? Histoire(s) d’un virus ») à la Rote Fabrik à Zurich en 2019, où plusieurs quilts fabriqués en Suisse étaient exposés. Les premiers entretiens avec les curateurs et curatrices de l’exposition ainsi qu’avec des membres de la communauté ont été suivis de visites au service d’aumônerie VIH/sida de l’Eglise catholique du canton de Zurich où se trouve le plus grand stock de ces pièces en Suisse. Il a fallu ensuite procéder à des clarifications avec l’Aide Suisse contre le Sida, qui était la propriétaire légale des quilts.
Qu’est-ce qu’un quilt et d’où vient la technique ?
Traditionnellement, un quilt est une pièce de tissu composée de plusieurs couches cousues ensemble avec un rembourrage, à la manière d’une courtepointe. Les piqûres ou coutures sont visibles sur le dessus et sont un élément décoratif. Souvent, la couche supérieure est composée de plusieurs morceaux de tissu cousus ensemble (« patchwork »). Le quilt est devenu une forme d’expression artistique majeure en particulier chez les Amish où le fait de travailler ensemble constitue un lien social et communautaire important. Cet artisanat a été repris pour fabriquer des quilts en mémoire des personnes décédées du sida. On s’est inspiré de la tradition étasunienne des « memory quilts », des couvertures en patch-work composées de tissus ayant appartenu à des proches. Le Names Project a vu le jour en 1987 à San Francisco : les survivants ont fabriqué des panneaux à partir de différents tissus et y ont cousu ou brodé les noms ainsi que les dates de naissance et de décès des personnes disparues. Plusieurs panneaux ont été cousus ensemble et les noms des défunts lus à haute voix lors de cérémonies officielles. Par la suite, l’idée des « Aids Memorial Quilts » a été reprise dans de nombreuses villes d’Europe et également en Suisse.
Les quilts proviennent-ils de toute la Suisse ?
Nous avons inclus dans notre collection un quilt du canton de Berne et un autre du Tessin en guise de représentants des plus de 40 quilts provenant de Suisse. Le quilt bernois est composé de huit panneaux produits entre le milieu et la fin des années 1980. Les différentes pièces sont de taille identique, mais leur conception est individualisée et reflète les souvenirs personnels des survivants. Toutes sortes de matériaux, motifs, inscriptions et images évoquent les intérêts et préférences des défunts. Le quilt tessinois est différent : ici, les huit panneaux sont fabriqués à partir des mêmes tissus dans les couleurs de l’arc-en-ciel, ce qui laisse supposer qu’il s’agit d’une production commune réalisée en un seul lieu.
Comment les quilts sont-ils conservés ?
Les deux quilts sont conservés au Centre des collections du Musée national suisse à Affoltern am Albis dans des conditions idéales, ce qui garantit leur préservation à long terme pour les générations futures. Ils seront prêtés ou intégrés dans des expositions à venir dans les musées du Musée national suisse dans la mesure où les sujets le permettent.
«André Ratti a appris en 1985 qu’il avait le sida. Peu après,
il a été élu premier président de l’Aide Suisse contre le Sida.
A l’occasion de la première conférence de presse le 2 juillet 1985,
il a déclaré : « Je m’appelle André Ratti, j’ai 50 ans,
je suis homosexuel et j’ai le sida. »
Qui ces quilts évoquent-ils ?
Des personnes de sexe, d’origine, de classe sociale, de formation ou de style de vie différents qui sont toutes décédées des suites du sida. Certaines de ces victimes sont des personnalités, comme par exemple André Ratti (1935-1986). Journaliste et rédacteur à la télévision suisse alémanique sa vie durant, il a été élu premier président de l’Aide Suisse contre le Sida en 1985. La même année, il a déclaré au journal télévisé : « Je m’appelle André Ratti, je suis homosexuel et j’ai le sida. » Avec ces mots que l’on peut lire aujourd’hui encore sur son panneau, le débat sur une maladie qui était alors encore bien plus stigmatisée s’est étendu à toute la population suisse. A l’inverse, nous ne connaissons pratiquement rien de la vie d’autres défunts. En fouillant dans les archives et en allant à la rencontre des survivants, nous voulons découvrir leurs destins, recueillir les témoignages de contemporains et les rendre accessibles à un vaste public.
Quelles histoires racontent les quilts ?
Les quilts véhiculent des histoires personnelles, mais reflètent aussi l’ampleur de la pandémie et la perte vécue par les proches et les ami∙e∙s. Ils racontent comment les personnes concernées se sont regroupées et ont lutté courageusement contre le sida – un combat contre une maladie alors inconnue qui équivalait à un arrêt de mort et qui impliquait la discrimination et la stigmatisation. Mais ils témoignent aussi du début d’une solidarité qui a sensibilisé l’opinion publique et a fait pression sur le monde politique. Ils retracent un combat douloureux, mais couronné de succès qui, en 40 ans, a débouché sur des progrès médicaux, aboli des préjugés et brisé des tabous entourant différentes orientations sexuelles.
Les quilts seront-ils accessiblesau public ?
Dans un premier temps, ils seront publiés dans notre collection en ligne. D’autres contributions sont prévues en parallèle sur nos canaux. A quel moment les objets pourront être vus dans le cadre d’une exposition, cela reste à définir. Il faut encore procéder à des recherches supplémentaires les concernant.