Le problème des «femmes invisibles» : Aide Suisse contre le Sida

Le problème des «femmes invisibles»

Les femmes restent sous-représentées dans les études médicales. Cela peut être à l’origine de dangereuses lacunes, notamment pour le recensement des effets secondaires des médicaments contre le VIH. Le problème des «femmes invisibles» ne peut toutefois pas être mis entièrement sur le dos des fabricants: c’est aussi le résultat des difficultés à concilier vie professionnelle, quotidien et participation à une étude.

©gettyimages/westend

Seraina Kobler | Octobre 2021

Pourquoi les femmes ont-elles souvent froid au bureau? Parce que la formule usuelle pour une température optimale des locaux a été calculée pour un homme dans la quarantaine – et non pour les femmes qui ont un métabolisme plus lent. Pourquoi les femmes attendent-elles généralement plus longtemps que les hommes devant des toilettes? Parce qu’elles ont besoin de plus de temps ou qu’elles doivent se battre avec des fermetures éclair compliquées et des collants. Or c’est le comportement assis masculin qui a été pris en compte pour déterminer l’occupation moyenne des WC. Pourquoi les femmes ont-elles souvent de la peine à atteindre les marchandises dans les rayons des supermarchés? Vous le devinez: parce qu’ils ont été conçus pour un homme de taille moyenne. Dans son livre intitulé «Femmes invisibles», la journaliste Caroline Criado-Perez évoque toutes sortes de situations du quotidien qui tendent à montrer une chose: notre monde a été conçu par et pour des hommes – et il ignore de ce fait plus de la moitié de la population. En termes de collecte des données, ce phénomène porte un nom: gender data gap ou absence de données genrées. Cette expression est apparue en relation avec les études de genre qui, au cours des dernières années, ont mis en évidence des situations dans lesquelles les femmes sont défavorisées d’un point de vue institutionnel.

Les hommes restent la norme dans les études médicales

S’il fait trop froid au bureau, on peut y remédier en enfilant un pull. La solution n’est pas aussi simple si, mettons, vos symptômes physiques en situation d’urgence sont sous-estimés parce qu’ils diffèrent des symptômes masculins. L’un des exemples les plus connus est celui de l’infarctus qui se traduit par des douleurs abdominales et dorsales au lieu d’un élancement dans la poitrine. Des projets de recherche ont été lancés ces dernières années et diverses formations continues ont été mises sur pied afin de mieux sensibiliser le personnel médical. Ce qui est plus difficile, c’est d’intégrer des femmes dans les études médicales pour l’autorisation d’un médicament. Pourtant, un regard en arrière montre que bien des choses ont changé depuis les années 1960. A l’époque, le scandale du Contergan a secoué l’Allemagne, la Suisse et l’Europe, donnant lieu à l’une des plus grandes tragédies liées à l’utilisation de médicaments: un sédatif et anti-nauséeux pour femmes enceintes avait été mis sur le marché, entraînant, au cours des années suivantes, des malformations et des décès chez des milliers d’enfants. Le principe actif n’avait été testé au préalable que sur des animaux.

Le participant à une étude a en moyenne environ 35 ans, pèse 85 kilos et est de sexe masculin. Il s’ensuit que les études sur les médicaments et la recherche médicale sont axées sur la santé masculine – avec des conséquences diverses pour la santé des femmes, notamment lorsqu’il s’agit de recenser les effets secondaires d’un médicament.

Depuis, l’industrie et le législateur en ont tiré des enseignements, et les contrôles de sécurité ont été massivement renforcés. Pourtant, les besoins des femmes ne sont toujours pas suffisamment reconnus en médecine. C’est dû notamment au fait que, la plupart du temps, ce sont les hommes qui sont considérés comme la norme dans la recherche. Le participant à une étude a en moyenne environ 35 ans, pèse 85 kilos et est de sexe masculin. Il s’ensuit que les études liées aux médicaments et la recherche médicale sont axées sur la santé masculine – avec des conséquences diverses pour la santé des femmes, notamment lorsqu’il s’agit de recenser les effets secondaires d’un médicament. En effet, les femmes ont davantage de tissu adipeux que les hommes et moins de masse musculaire. La proportion d’eau dans leur corps est inférieure. Leur intestin travaille plus lentement. Les hormones sexuelles influencent leur métabolisme. Les médicaments restent plus longtemps dans leur organisme. Chez une femme, un comprimé prend deux fois plus de temps pour traverser l’appareil digestif. Par conséquent, les femmes sont plus sujettes à des effets indésirables. Dans certains cas, un médicament qui n’a été testé que sur des hommes peut même mettre leur vie en danger.

La question délicate des médicaments de première ligne

Les études portant sur des médicaments con­tre le VIH reflètent la même situation. Etant donné que les femmes ne constituent que le 20 pour cent environ des quelque 16 700 person­nes séropositives vivant en Suisse, le groupe des participantes potentielles à une étude s’en trouve d’emblée restreint. Dominique Laurent Braun, médecin-chef à l’Hôpital universitaire de Zurich, connaît bien la problématique. Il cite l’exemple du TAF/FTC qui, combiné avec une troisième substance, peut entraîner une importante prise de poids chez certaines personnes. Afin d’étudier s’il s’agit là d’un effet spécifique au genre, une étude a été réalisée, se concentrant sur des femmes d’Afrique noire. Cette étude a pu inclure 59 pour cent de femmes et il est apparu que c’était essentiellement des femmes qui prenaient du poids. Cet effet spécifique au genre et à l’appartenance ethnique n’était pas clairement ressorti des études d’autorisation du médicament. Lorsqu’il s’agit d’un médicament dit de première ligne, comme dans le cas évoqué, autrement dit d’un principe actif considéré comme le premier choix pour traiter une maladie déterminée, cela peut être problématique – puisque l’on prescrit ce médicament à des milliers, des centaines de milliers de femmes. En l’occurrence, l’étude susmentionnée a fait que l’OMS n’a plus recommandé le médicament TAF/FTC explicitement comme premier traitement sur le continent africain étant donné que la prise de poids peut être à l’origine de diabète et d’hypertension.

«Mais il serait réducteur de faire endosser toute la responsabilité aux fabricants, déclare Braun. Ils ont reconnu que les femmes constituent une population distincte.» C’est ainsi que de nombreux efforts ont été déployés ces dernières années afin de compenser les répartitions inégales au sein des études.

Peu de participantes en raison d’interactions complexes

«Mais il serait réducteur de faire endosser toute la responsabilité aux fabricants, déclare Braun. Ils ont reconnu que les femmes constituent une population distincte.» C’est ainsi que de nombreux efforts ont été déployés ces dernières années afin de compenser les répartitions inégales au sein des études. Cependant, l’action conjuguée de différents facteurs fait qu’il est difficile d’intégrer davantage de participantes. Ainsi, les femmes doivent utiliser deux méthodes de contraception sûres pour toute la durée d’une étude, soit généralement deux ans. Ce qui signifie dans bien des cas: préservatif plus stérilet ou pilule contraceptive. Et ce à un stade où, sous traitement, leur charge virale n’est plus détectable et où elles n’auraient pas besoin d’une double contraception. Mais aucune société ne peut se permettre d’être attaquée en justice pour des complications en cas de grossesse. Et encore moins s’il s’agit d’un médicament qui coûte souvent des milliards de francs jusqu’à sa mise sur le marché. Ainsi, l’antirétroviral dolutégravir a fait l’objet d’examens supplémentaires dans le cadre d’études post-marketing et de cohortes afin de pouvoir analyser les données sur le bénéfice ou les risques potentiels durant la grossesse. Les études d’autorisation n’avaient pas livré de données sur les femmes et la grossesse. Il est apparu, au sein d’une cohorte de naissances, que parmi les femmes tombées enceintes alors qu’elles étaient traitées par dolutégravir, on observait un peu plus de malformations de la moelle épinière chez les nouveau-nés. Les autorités sanitaires ont immédiatement publié une mise en garde et recommandé de ne plus utiliser le médicament pour les femmes qui souhaitaient avoir un enfant. Cette démarche a été lourde de conséquences étant donné qu’il s’agissait d’un médicament très performant avec lequel des millions de femmes étaient traitées avec succès – surtout sur le continent africain où, en raison de mécanismes sociaux, les femmes sont bien plus touchées par le VIH et où le traitement standard n’entraîne souvent pas la suppression de la charge virale, compte tenu des taux de résistance élevés. Des études ultérieures du médicament dolutégravir sur une longue durée dans des cohortes de naissances supplémentaires et des analyses détaillées des données des registres des grossesses n’ont plus signalé un taux de malformation supérieur chez les nouveau-nés de femmes tombées enceintes alors qu’elles étaient sous dolutégravir.

Besoin d’approches créatives, mais qui coûtent plus cher

La participation à la recherche médicale est difficile non seulement pendant la grossesse et l’allaitement, mais aussi pour d’autres raisons d’incompatibilité. Quelle maman ou quelle femme effectuant du travail de care, qui a peut-être une activité professionnelle en parallèle, a du temps pour de longues consultations à l’hôpital, parfois plusieurs fois par semaine, dans le but de participer à une étude? D’autant que les femmes sont toujours plus impliquées que les pères et les hommes dans la prise en charge des enfants ou le travail de care. En outre, il se peut que les femmes soient aussi un peu plus sceptiques vis-à-vis des études.
Il est néanmoins possible de les intégrer. «Il faut simplement se montrer plus créatif», déclare Braun. Ainsi, ses collègues et lui ont réussi à réunir un tiers de femmes lors d’une étude du VIH réalisée récemment à l’échelle suisse et mondiale, grâce à l’accent mis sur l’inclusion des femmes, à la rémunération des visites liées à l’étude, à un service de taxi offert ou à du baby-sitting. C’est certes très cher, mais Braun en est persuadé: cela en vaut la peine pour obtenir des données sur l’efficacité et la sécurité d’un médicament chez les femmes. Espérons que ces approches puissent perdurer.


Ce à quoi les femmes devraient faire attention

  • Ne jamais diminuer ou augmenter de son propre chef le dosage d’un médicament prescrit.
  • Ne pas se fier à des forums Internet où circulent de dangereuses connaissances approximatives.
  • Evoquer la question du genre avec son ou sa médecin en présence d’effets secondaires excessivement forts.
  • Ecouter son intuition et prendre au sérieux les signes émis par l’organisme, on les connaît souvent soi-même le mieux. S’ils sont préoccupants: insister et ne pas se contenter d’une réponse insatisfaisante.
  • Veiller aux symptômes et les mettre par écrit en précisant le contexte.
  • En cas de doute: demander un deuxième avis auprès d’une femme médecin ou d’une professionnelle de la santé.

À lire

Femmes invisibles

Notre monde est fait par et pour les hommes et tend à ignorer la moitié de la population. Caroline Criado-Perez explique comment fonctionne ce système. Elle dévoile les différences spécifiques au genre lors de la collecte de données scientifiques. Le manque de connaissances qui en découle est à l’origine de la discrimination continue et systématique des femmes et génère une distorsion invisible qui a un impact important sur la vie des femmes. Criado-Perez plaide pour un changement de système avec vigueur et provocation et nous fait voir le monde d’un œil neuf.
Caroline Criado-Perez, Femmes invisibles, Ed. First, 2020, 400 pages

Médecine de genre

Un corps de femme est différent de celui d’un homme. Il n’est dès lors pas étonnant que les femmes développent souvent d’autres maladies que les hommes (par exemple le rhumatisme et l’ostéoporose). Mais même pour une maladie identique, les facteurs de risque, les symptômes et la réponse aux médicaments peuvent varier. Les auteures exposent clairement pourquoi une médecine sensible à la dimension du genre peut être vitale, surtout pour les femmes.
Vera Regitz-Zagrosek, Stefanie Schmid-Altringer, Gender Medizin, Scorpio, 2020, 280 pages (en allemand)

Le cerveau XX

Les femmes souffrent plus souvent que les hommes de migraine, de dépression, d’AVC – et deux fois plus d’Alzheimer. Pourquoi? En quoi le cerveau féminin se distingue-t-il du cerveau masculin? La neuroscientifique et médecin Lisa Mosconi est consciente du peu de recherches effectuées sur le cerveau féminin et des conséquences que cela a pour la santé des femmes. Elle décrit les différences importantes entre le métabolisme cérébral chez la femme et chez l’homme et montre comment les femmes peuvent protéger leur cerveau – en veillant à leur alimentation, en diminuant le stress et en dormant mieux.
Lisa Mosconi, The XX Brain, Atlantic Books, 2020, 368 pages (en anglais)

Protection des données, cookies et vie privée

Ce site est conforme à la législation suisse sur la protection des données. Plus d’informations dans notre « Déclaration de protection des données ».

Protection des données, cookies et vie privée

Ce site est conforme à la législation suisse sur la protection des données. Votre confidentialité est essentielle, et nous traitons vos données conformément à cette réglementation. Pour en savoir plus, consultez notre « Déclaration de protection des données ». En utilisant notre site, vous consentez au traitement de vos données conformément à ces politiques.

Cookies strictement nécessaires

Les cookies strictement nécessaires sont essentiels au bon fonctionnement de notre site web. Ils vous permettent de naviguer sur notre site, d'accéder à des zones sécurisées, et d'utiliser les fonctionnalités de base. Sans ces cookies, notre site ne peut pas fonctionner correctement. Ils ne stockent aucune information personnelle identifiable et sont généralement définis en réponse à des actions que vous effectuez, telles que la définition de vos préférences en matière de confidentialité, la connexion ou le remplissage de formulaires. Vous pouvez configurer votre navigateur pour bloquer ces cookies, mais certaines parties de notre site risquent de ne pas fonctionner correctement.

Cookies d'analyse et de performance

Les cookies d'analyse nous aident à améliorer notre site web en collectant des informations sur son utilisation. Ils nous permettent de comprendre comment les visiteurs interagissent avec notre site, quelles pages sont les plus populaires, et comment ils arrivent sur notre site. Ces données sont collectées de manière anonyme et agrégée, ce qui signifie qu'elles ne contiennent aucune information personnelle identifiable. Nous utilisons ces informations pour améliorer constamment notre site web, son contenu et son expérience utilisateur. Si vous préférez ne pas autoriser ces cookies, vous pouvez les désactiver, mais cela peut affecter la qualité de votre expérience sur notre site.

Contenu intégré

Nous utilisons des services tiers pour fournir des fonctionnalités et afficher du contenu utile sur notre site web. Par exemple, pour les vidéos intégrées, nous utilisons YouTube qui définit des cookies pour analyser le trafic vidéo et améliorer votre expérience utilisateur. Vous pouvez accepter ou refuser ces cookies.

Vos préférences en matière de cookies ont été enregistrées.